Les émergents en crise : un impact limité sur la Chine

Samedi 03 mai 2014

Article de China Analysis n°46

Auteurs : Agatha Kratz

Tags : Politiques économiques - Finance et monnaie - Chine

Depuis que la FED1 a annoncé, en mai 2013, qu’elle envisageait de mettre un terme à sa politique d’assouplissement quantitatif (ou quantitative easing, QE), les marchés financiers émergents – notamment asiatiques – connaissent des difficultés telles que certains commentateurs s’interrogent : sommes-nous à la veille d’une nouvelle crise financière asiatique ? Depuis la publication de nos sources, la FED a annoncé vouloir prolonger pour un temps encore ses politiques de QE2. Néanmoins, les quelques mois qui se sont écoulés depuis mai, sous la menace d’un resserrement quantitatif américain, ont mis en lumière la situation délicate dans laquelle se trouvent certains, si ce n’est la majorité, des marchés émergents.

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À l’origine du vent de panique : l’annonce de la FED

L’annonce de la FED a eu un effet direct, car un resserrement quantitatif provoquerait une diminution du différentiel entre les taux d’intérêts américains et ceux des marchés émergents, ce qui diminue donc les incitations à investir dans ces derniers – plus risqués. Selon une étude de The Economist citée par Xin shiji et datée d’août, depuis cette annonce suivie de plusieurs messages rassurants concernant les marchés américains et européens, 17 % des fonds interrogés ont réinvesti une partie de leurs avoirs « émergents » en actifs européens et américains. Par ailleurs, la proportion des sondés projetant d’investir sur les marchés développés ces douze prochains mois était au plus haut depuis six ans. Après près de cinq ans d’euphorie, pendant lesquels les économies émergentes ont drainé un volume sans précédent de capitaux étrangers, l’attractivité des pays émergents semble donc remise en question.

Selon Wang Tao, cela explique l’instabilité constatée depuis mai sur les marchés financiers des pays émergents. Ceux-ci ont subi tour à tour une baisse brutale de leurs marchés action et dette, une forte dépréciation des taux de change, une vague importante de sortie de capitaux de court terme, et un début de panique financière tangible. En particulier, les monnaies indonésienne et indienne ont chuté en quatre mois respectivement de 11 % et de 16 % 3 et, pour le seul mois d’août, l’indice boursier de Mumbai a perdu 10 % de sa valeur. Mais selon Zhou ce mouvement ne se limite pas à l’Asie. Par exemple, les réserves de change turques et ukrainiennes ont baissé respectivement de 12,7 % et de 10 % de mai à juillet. En résumé, la plupart des pays émergents ont eu à pâtir de l’annonce américaine.

Pour Shen, l’annonce de la FED n’est pas la seule raison de cette volatilité. Les difficultés sont aussi le résultat d’une surchauffe sur les marchés émergents, asiatiques notamment, et traduisent donc un rééquilibrage naturel. En effet, ces pays ont reçu ces dernières années des flux de capitaux significatifs. Cette liquidité accrue a encouragé la formation de bulles spéculatives autour notamment des prix boursiers, des salaires et de l’immobilier. Shen relève en particulier qu’en 2013 le niveau du salaire minimum à Jakarta était supérieur de 44 % à celui de 2012. L’indice boursier de Jakarta est lui-même passé de 1 200 points fin 2008 à plus de 5 000 points au plus haut de la bulle. Enfin, les prix de l’immobilier (post-constuction) dans la capitale indonésienne étaient, en mai, de 60 % supérieurs à ceux de 2008. Selon Xin shiji, les investisseurs étrangers ont eu un rôle déterminant dans cette hausse des prix, surestimant le potentiel d’appréciation de la monnaie indonésienne. Wang Tao note par ailleurs que les taux d’endettement de ces pays ont cru très rapidement. Or, comme il l’explique, le risque financier (perçu et interprété par les investisseurs) tient à trois facteurs principaux : l’équilibre de la balance des paiements, le degré d’ouverture du compte de capital et le taux d’endettement.

Une nouvelle crise asiatique ?

Pour autant, aucun des auteurs n’estime qu’une nouvelle crise asiatique est en formation. Wang Tao relève que, contrairement à 1997, aucun des pays asiatiques en question ne mène de politique de taux de change fixe, et donc aucun d’entre eux ne « dilapide » ses réserves de change en défendant sa monnaie. Pour Shen, ces pays sont plus stables aujourd’hui qu’en 1997. Leurs réserves de change sont importantes : la Thaïlande dispose aujourd’hui de 165 milliards de dollars de réserves contre 37 milliards à l’époque ; à Singapour et en Malaisie, les réserves de change représentent respectivement 90 % et 48 % du PIB. Par ailleurs, la plupart de ces pays (Thaïlande, Philippines, Malaisie, Vietnam) enregistrent un excédent de leur balance des paiements courants, alors que celle-ci était en déficit avant 1997. Enfin, leur endettement est limité : 24 % du PIB pour l’Indonésie, et moins de 60 % pour la Thaïlande, les Philippines, la Malaisie, et le Vietnam.

De plus, note Wang Tao, les reprises américaine et européenne devraient soutenir la croissance asiatique en relançant les flux d’exportations. Il suffit donc, selon Xin shiji, du réajustement actuel des prix à la baisse (taux de change et niveaux boursiers) pour rassurer et attirer à nouveau les investisseurs. D’ailleurs, un analyste financier interrogé par Xin shiji affirme qu’il reste de nombreuses raisons d’investir dans les pays émergents, qui resteront durablement incontournables. Les « faiblesses » de ces pays (il cite entre autres la corruption, les inégalités et le niveau d’éducation) sont des raisons d’espérer puisque les investisseurs n’attendent qu’un signe de réforme pour avoir à nouveau confiance dans ces marchés.

C’est finalement le cas indien qui suscite le plus d’inquiétudes. En effet, la croissance indienne a chuté ces dernières années de 6-7 % à 3 % en moyenne. Plus préoccupant, les perspectives de croissance future paraissent limitées, selon Xin shiji. Les « faiblesses » indiennes sont nombreuses : corruption omniprésente, persistance de la pauvreté, fortes inégalités régionales et sociales. Mais le pays souffre aussi de déficits jumeaux importants (son endettement est le plus élevé dans la région), d’une dépendance dangereuse aux importations et d’un modèle de croissance basé presque exclusivement sur la consommation. Ce dernier aspect de l’économie indienne différencie clairement l’Inde des autres pays asiatiques, ayant adopté un modèle de développement fondé sur l’investissement et les industries exportatrices. C’est pourquoi, malgré les efforts du gouvernement pour limiter le retrait des capitaux étrangers (à travers un contrôle accru des flux financiers, un relèvement des taux d’intérêts, et une intervention sur le marché de la dette souveraine), les investisseurs continuent de fuir l’Inde.

Quelle influence sur la Chine ?

Quel impact cette tourmente financière a-t-elle sur la Chine ? Tous les auteurs s’accordent à dire que le pays est relativement épargné par ces événements. Les raisons de cette résistance sont nombreuses. Selon Wang Tao, bien que la Chine ait largement participé au mouvement expansion du crédit post-2008, elle est peu affectée par les annonces américaines pour trois raisons. Tout d’abord, la Chine entretient un surplus de ses comptes courant et de capital. Ensuite, le contrôle strict du compte de capital limite les flux de hot money (热钱, reqian, flux financiers de court terme) vers et depuis la Chine. Enfin, la faible libéralisation des marchés financiers chinois tend à préserver la capacité d’action de la Banque centrale en cas de tension. L’auteur emploie l’image d’une Chine qui n’est pas, contrairement à certains autres pays asiatiques, « menée par le bout du nez » (牵着鼻子走, qianzhebizizou) par la FED. Elle ne court donc pas le risque de manquer de liquidités. L’auteur ajoute que la Chine ne dépend pas, par exemple contrairement à l’Inde, de financements extérieurs pour soutenir son économie, puisque son surplus commercial devrait se maintenir à près de 2 % du PIB dans les années à venir, et que les investissements étrangers sur ses marchés actions et dette sont fortement règlementés et encadrés (à l’inverse de certains marchés d’Asie du Sud-Est, où l’investissement en capitaux étrangers représente parfois près de 50 % de la titrisation totale). Cette résistance permet à la Chine de rester l’une des destinations privilégiées des investisseurs (selon une étude de Merrill Lynch BoA citée par Xin shiji), tout comme la Corée et la Russie.

Pour plusieurs commentateurs, cette crise a cependant « valeur d’avertissement » (具有警示意义, juyou jingshi yiyi) pour la Chine. Wang Tao estime que la fin du QE américain pourrait affecter indirectement l’économie chinoise, par le biais des volumes de transactions commerciales entre la Chine et ses voisins, mais aussi de la compétitivité du yuan et donc des exportations chinoises.

Xie affirme quant à lui que même si la balance financière chinoise est strictement contrôlée, des centaines de milliards de dollars sortent chaque année du pays par des voies détournées, et notamment via Macao. Cela expliquerait en partie la diminution des réserves de change chinoises, et la différence importante entre le taux de change officiel et celui observé sur les marchés off-shore. Pour l’instant, ce phénomène a encore une influence limitée sur l’économie chinoise, mais il pourrait à terme, s’il se développe davantage, créer de forts déséquilibres économiques. L’auteur note également que les valeurs chinoises sont la cible d’attaques spéculatives (à la baisse) sur les marchés étrangers où sont cotées des entreprises chinoises. Parmi ces valeurs, les bancaires sont les plus attaquées. Cela illustre la méfiance des investisseurs vis-à-vis de la deuxième économie mondiale. Si le gouvernement ne recapitalise pas ses banques, celles-ci pourraient pâtir fortement de la situation actuelle, et la valeur de leurs actions pourrait chuter aussi brutalement que celles des banques américaines en 2008.

Il faut donc assainir le secteur financier, mais aussi, selon Guan, relancer la croissance. Pour cela, la Chine doit : baisser progressivement les taux règlementaires de dépôt, faire évoluer la régulation bancaire vers un système basé sur les prix plutôt que sur les quantités, et renforcer le contrôle des flux de capitaux de court terme.

Quelles leçons tirer de la crise actuelle ?

Certains auteurs tentent de tirer des conclusions plus générales de la situation actuelle. Pour Xin shiji, par exemple, cette crise passagère est la conséquence directe du ralentissement de la croissance et du déclin relatif des Brics, lesquels ont « perdu leurs couleurs » (“金砖”失色, « Jin Zhuan » shise). En effet, après une décennie dorée, ces pays connaissent tous des difficultés. La croissance de la Chine a reculé, passant de plus de 10 % à 7,5 % par an, celle de l’Inde a chuté de 7 % à 3 % ; la croissance brésilienne au premier trimestre 2013 ne dépassait pas les 2 %. Tout comme la roupie, le real se déprécie rapidement (- 20 % depuis mai). Tous ces pays arrivent à un seuil fatidique auquel il leur est impossible de continuer de « briller » sans se réformer. Mais l’auteur est pessimiste : les échéances électorales (proches pour l’Inde et le Brésil) retarderont toute réforme structurelle, et des programmes de subventions, dont la portée est extrêmement court-termiste, seront privilégiés.

Xie porte son attention sur les deux « géants » des années 2000, l’Inde et la Chine. Ces deux pays, qui se sont développés en dix ans comme aucun autre pays ne l’a fait dans l’histoire, sont à un tournant. Ils ont tous deux manqué deux occasions « en or » de se réformer : la prospérité pré-2008 et l’assouplissement monétaire sans précédent post-2008. En se soustrayant à cette nécessité de réforme, ces deux économies sont devenues des bombes à retardement.

En conclusion, même si la FED a finalement décidé de repousser à une date ultérieure son resserrement quantitatif, cette crise passagère a eu pour rôle et avantage de montrer aux deux géants asiatiques que le plus dur reste à faire. Les États-Unis restent une valeur forte et le « chouchou » des investisseurs. Pour attirer à nouveau les capitaux étrangers, l’Inde et la Chine devront à tout prix donner à ces investisseurs de bonnes raisons de croire à nouveau à leur potentiel futur – en réformant4.

Sources 

  • Wang Tao5 et Hu Zhipeng6, « À quel point la tourmente des marchés financiers des pays émergents influence-t-elle la Chine ? », Caijing, 8 septembre 2013.
  • Shen Jianguang7, « La Chine et une nouvelle crise », Caixin, 2 septembre 2013. Dossier spécial, « 2013 : l’Asie face à une nouvelle crise ? », Xin shiji, 23 août 2013.
  • Guan Qingyou8, « Comment la Chine doit-elle répondre à l’accroissement du risque sur les marchés émergents ? », Financial Times (version chinoise), 6 septembre 2013.
  • Zhou Wuying9, « Deux difficultés pour les pays émergents en détresse », Jingji cankao bao, 12 septembre 2013.
  • Xie Guozhong10, « L’histoire de deux géants », Xin shiji, 9 septembre 2013.

Notes

  • (1) Federal Reserve, Banque centrale des États-Unis.
  • (2) Source: Josh Noble, James Crabtree and Daniel Dombay, « Fed Inaction Gives Emerging Economies Breathing Space », Financial Times, 19 septembre 2013.
  • (3) Chiffres cités dans l’article de Shen Jianguang.
  • (4) Pour la Chine, Xie propose de (i) préparer et lancer un plan de défiscalisation à hauteur de 1 000 milliards de yuans, (ii) d’ouvrir les entreprises au capital privé et étranger, et (iii) d’enlever les restrictions existantes sur les importations. Pour l’Inde, l’auteur conseille (i) d’augmenter les taux d’intérêt pour stabiliser la roupie, et (ii) de lever les restrictions sur le marché intérieur indien (l’un des plus protégés au monde).
  • (5) Wang Tao est chef économiste Chine à UBS.
  • (6) Hu Zhipeng est économiste à UBS.
  • (7) Économiste en chef, PDG et membre du conseil d’administration de Mizuho Securities Asia.
  • (8) Commentateur régulier au Financial Times édité en chinois, Guan est vice-président de l’institut de recherche et économiste senior à Mingsheng Securities.
  • (9) Journalistes à Jingji cankao bao.
  • (10) Économiste et membre du conseil d’administration à Rosetta Stone Consulting.

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Asia Centre Fondé en août 2005 par François Godement et une équipe de chercheurs et experts de l’Asie contemporaine, Asia Centre a pour objectif de conduire des recherches sur l’Asie contemporaine, d'organiser des débats et de valoriser, par des publications, les résultats de ces recherches et rencontres.